21 février 2006

Réflexions sur les canards sauvages


Puisque le ciel est obstinément gris et que, trop souvent hélas, diverses obligations m'obligent à sortir de chez moi, je me décidai ce matin à secouer ma torpeur ordinaire et me levai avant l'aube pour me préparer. Je n'ouvre jamais mes volets avant le lever du soleil, d'abord parce, vieux et grincheux, ceux-ci rechignent à grincer avant huit heures, ensuite parce que de rares passants trop curieux pourraient alors à loisir me contempler au lever, ce qui n'est un spectacle agréable ni pour eux ni pour moi.


C'est donc inconscient des dangers que je sortis de chez moi, à l'heure où blanchit la campagne. Comme souvent j'étais vêtu en dépit du temps, et cette considération me frappa tout à fait lorsque j'arrivai trempé à l'arrêt de bus post-apocalyptique où j'attends trop longtemps chaque matin l'hypothétique mastodonte à roues qui me conduit à la gare. J'en entends déjà, des irrévérencieux, me dire : "Tu n'avais qu'à prendre un parapluie", ce qui est une double aberration lorsqu'on sait que, d'une part, les parapluies ne sont utiles que par petite pluie fine valant mieux qu'un petit froid sec, et que d'autre part le nombre de morts par parapluie augmente chaque année.
Quoi qu'il en soit, j'en étais là de mes considérations philosophico-prête-à-porter lorsque j'avisai une comète jaillissant des cieux contrariés. La grosse femme en k-way orange qui prend régulièrement le bus en même temps que moi le vit aussi et poussa un brâme d'oie en désignant de son gros doigt l'objet qui filait dans les airs. Sans doute dut-elle faire un voeu, se conformant ainsi à l'absurde croyance populaire que le passage d'une comète est un signe de chance - les dinosaures me comprennent. Cependant, je n'eus pas le temps moi-même d'envisager le quart du début d'une prière au dieu inconnu, que déjà la comète fonçait vers nous et s'écrasait mollement sur la route, éclaboussant légèrement autour d'elle.
La nature est bien faite. Prévoyant qu'il nous arrivait là, à la grosse femme et à moi, un événement digne de figurer au panthéon de nos aventures extraordinaires personnelles, le temps sembla s'arrêter. Je vis alors entre les gouttes que notre comète était un canard sauvage, une de ces charmantes bestioles emplumées qui sont très célèbres ces derniers temps, pour d'obscures raisons journalistiques qu'il serait trop long d'expliquer.
J'étais stupéfait, bien sûr. Ce n'est pas tous les jours que l'on assiste à un atterrissage forcé. Je ne dis pas qu'il ne m'est jamais arrivé de voir un oiseau me jouer le remake du 11 septembre en venant s'écraser sur mes fenêtres, mais c'était tout à fait différent. Un oiseau, même très intelligent, a le droit de confondre une vitre transparente avec une vitre ouverte, c'est son droit le plus strict. Mais de là à confondre une route goudronnée avec une vitre ouverte, je trouve ça un peu gonflé.
La grosse femme m'arrêta net dans mes réflexions en s'évanouissant à moitié, hurlant à la mort oh mon dieu mais c'est terrible. Je tachai de deviner en quoi ce narcisse emplumé, amoureux sans doute de son reflet dans une flaque, pouvait déclencher chez ma co-voyageuse un tel débordement. Je n'eus pas le temps de le lui demander car elle s'enfuit en courant, agitant sous la pluie ses petits bras boudinés et oranges, en braillant des mots que je ne compris pas.

Le bus en arrivant à l'arrêt avec ses dix minutes de retard réglementaire roula sur le canard sauvage au grand plaisir des deux enfants qui l'observaient depuis l'autre côté de la route. Je suppose qu'ils furent enthousiastes, après que le bus ait redémarré, en lisant la marque des pneus sur le corps de l'animal.
Pour ma part, je pris le bus seul ce matin et arrangeai le retard du bus avec le retard du train. La nature, y a pas à dire, est bien faite.

Le morceau du jour : Waltz for RuthCharlie Haden-Beyond The Missouri Sky

Aucun commentaire:

Concerts / Sorties